Da www.lemonde.fr (6 aprile 2020)
Rien ne va plus à Campione d’Italia, petite enclave italienne en Suisse
Depuis deux siècles, cette commune italienne enclavée dans le Tessin suisse vivait à l’heure helvète. Mais un imbroglio fiscal a conduit à sa réintégration dans l’Union douanière européenne au 1er janvier. Une transition chaotique sur fond de pandémie qui n’arrange pas les affaires de cette ville déjà ruinée par la faillite de son emblématique casino.
C’est un tout petit carré sur la carte, trois fois la taille du Vatican, un territoire en forme de confetti, dont les deux tiers sont constitués des eaux placides du lac de Lugano. Campione d’Italia est l’une des quatre enclaves – avec l’allemande Büsingen, au nord de la Suisse, l’espagnole Llívia, à l’est d’Andorre, et Baerle, partagée entre la Belgique et les Pays-Bas – qui, en Europe, a survécu à travers les siècles à la dissolution des empires, la naissance des États-nations et la signature intempestive de traités. Un timbre-poste italien posé sur une langue de terre suisse-tessinoise qui elle-même chatouille la Lombardie.
L’histoire particulière de cette commune de 2 000 habitants a pris tout récemment un nouveau virage : le 1er janvier 2020, l’enclave italienne quittait la zone douanière suisse, à laquelle elle appartenait jusqu’ici, pour être rattachée à celle de l’Union européenne. Une adhésion à l’UE, mais sans référendum. À l’entrée de la ville se dresse une arche de marbre au-dessus de laquelle flottent des drapeaux suisse et italien à l’air fatigué. À côté, une discrète voiture bleu marine des gardes-frontières italiens à l’arrêt incarne la douane.
Passeports italiens, lycée suisse
Avec ses églises richement décorées, ses maisons aux chaudes couleurs ocre et ses jardins luxuriants, même en hiver, Campione d’Italia ressemblerait à n’importe quelle bourgade prospère et un peu fanée de la célèbre région des lacs du nord de l’Italie. Si ce n’était ces panneaux « À vendre » et « À louer », en italien, en anglais et en russe accrochés aux balcons de la ville. Ces devantures de restaurants laissés apparemment dans la précipitation, sans trouver de repreneur. Et l’immense casino à l’abandon, où l’on ne croise plus que des courants d’air.
Depuis le 1er janvier 2020, le drapeau européen flotte à Campione d’Italia, aux abords du lac de Lugano.
Désormais en faillite, Campione d’Italia semble être poussée, plus que jamais, à définir son identité, éternellement écartelée. Cette enclave, où les habitants ont des passeports italiens, mais envoient leurs enfants au lycée en Suisse, votent en Italie, mais règlent leurs achats en francs, a vécu paisiblement dans la continuité géographique du canton voisin, à dix minutes de bus. Au point de se croire suisse elle-même.
L’arrivée du coronavirus n’a fait qu’ajouter à cette confusion. Après un moment de cafouillage, la ville, qui compte un premier cas de Covid-19 (un ressortissant russe en quarantaine chez lui), sera finalement, au diapason de l’Italie, placée en confinement total. Mais ses habitants sont tenus de respecter les règles du Tessin, le canton suisse le plus touché par l’épidémie, lors de leurs déplacements côté helvète, et ne pourront plus aller faire leurs courses en Italie, côté lombard. En faillite et déboussolée, Campione n’est plus une enclave, mais un cul-de-sac.
Une TVA suisse très avantageuse
Tout commence au VIIIe siècle, quand un prince lombard au doux nom de Totone lègue ce morceau de terre à l’archevêque de Milan. Quelques siècles plus tard, en 1798, le Tessin voisin choisit de se rattacher à la Confédération suisse naissante, et, à deux reprises, en 1800 et en 1814, la région tentera d’absorber Campione – mais ses habitants refusent. En 1848, dans cette période agitée qui précède l’unification de l’Italie, Campione lance une pétition pour être annexée par la Suisse. Cette fois, c’est la Confédération qui décline, neutralité oblige.
Finalement, avant la fin du siècle, la Suisse et l’Italie désormais unifiée se mettent d’accord sur le statut de Campione : un territoire italien attaché à la zone douanière suisse. Campione d’Italia s’appelait alors Campione tout court : le « d’Italia » a été ajouté dans les années 1930 par Mussolini, qui avait peur que les Campionesi oublient qu’ils étaient d’abord italiens.
Ce qui donnait, jusqu’au 31 décembre 2019, la situation suivante : des plaques d’immatriculation suisses sur les voitures, des numéros de téléphone précédés du code pays suisse (+41) et l’intégralité des services municipaux (ramassage des déchets, traitement des eaux usées, ambulances) assurés par la Suisse. Cela voulait dire, aussi, l’application de la TVA suisse (7,7 %), plus de trois fois inférieure à la TVA italienne (25,2 %).
Une petite brouille
C’est justement autour de la question de la TVA qu’a commencé une brouille insignifiante qui devait faire boule de neige. « Je crois que le début de toute cette histoire remonte à 2009, quand s’est posée la question de la TVA pour deux véhicules de la police municipale achetés en Suisse », admet Roberto Salmoiraghi, l’ancien maire de Campione, dans une interview à la télévision tessinoise. « Certains ont en effet estimé qu’il n’était pas juste que les Campionesi paient la TVA suisse, puisqu’ils payaient déjà une accise [un impôt indirect local]. C’est de là que tout est parti. »
Après ce premier couac, un groupe de commerçants de Campione se sent pousser des ailes, et part en mission à Rome pour solliciter auprès du ministère de l’économie et des finances une exemption complète de TVA. Massimo D’Amico, le président de l’association des acteurs économiques de la ville, était du voyage à Rome, il y a sept ans. « Notre objectif, c’était de créer à Campione les mêmes conditions fiscales qu’au Tessin, afin de donner une chance au développement du secteur privé de la commune », raconte-t-il.
Dès 2009, des réunions sur la question de la TVA s’organisent en ville. « Je suis allé aux premières, pour voir, se souvient Diego Di Tomaso, architecte originaire de Campione. Je leur ai dit qu’on allait dans le mur, on m’a répondu : “Toi, l’architecte, tu ne comprends rien à l’économie.” » Interpellé sur la question de la TVA, le gouvernement italien se saisit du dossier.
La possibilité d’une annexion
La procédure suit son cours et, quelques années plus tard, la solution apparaît : pourquoi ne pas régulariser le statut de Campione et la faire entrer dans la zone douanière européenne ? En 2017, Rome demande à la Commission européenne de statuer sur ce point. La demande est acceptée et, en 2019, Bruxelles fixe une date d’entrée : ce sera le 1er janvier 2020. « Il n’y a pas eu de délibération collective ou de référendum populaire, aucun citoyen n’était au courant », s’agace Alessandra Bernasconi, ancienne responsable marketing du casino de Campione. « En fait, on s’est fait hara-kiri tout seuls », résume Di Tomaso.
Contre la directive de Bruxelles, la résistance s’organise, mais trop tard : un comité citoyen dépose au Parlement européen une pétition signée par 1 605 habitants de Campione, dans laquelle son auteur, Michele Canesi, s’inquiète « de se retrouver sans service public de base (…) que seule la Suisse est en capacité de fournir, puisque Campione est complètement séparée du reste de l’Italie. » Le texte restant sans effet, le comité se tourne alors vers le président de la République italienne, Sergio Mattarella, pour suspendre l’application de la décision. En vain.
Dans ce moment de confusion, certains en profitent pour ajouter leur grain de sel, comme si la situation en manquait : Norman Gobbi, député au Tessin du parti d’extrême droite Lega dei Ticinesi (Ligue des Tessinois), a carrément proposé, pétition à l’appui, d’envisager l’annexion de Campione par la Suisse. « C’était juste une provocation pour faire réagir la classe politique », reconnaît-il dans un entretien téléphonique. Avant d’ajouter, un brin contradictoire : « Les Campionesi pensent que nous sommes frères, mais, en réalité, nous sommes plutôt des cousins. »
Un casino historique
À cette transition improvisée en catastrophe, qui se suffirait bien à elle-même, s’ajoute, énorme, incontournable, la faillite du casino de la ville. Le plus vieux casino, et le plus grand d’Europe, était jusqu’en 2018 à Campione. Ouvert une première fois de 1917 à 1919, avec pour ambition affichée de devenir un poste d’écoute des diplomates européens en congé venus s’y divertir, le casino est une aubaine pour les habitants de Campione, alors pauvre village de pêcheurs, à une époque où il était difficile d’aller travailler en Suisse. En plus d’imposer le « d’Italia » à Campione, Mussolini achève de faire du village un outil de propagande, en inaugurant, en 1933, un casino rebâti dans le plus pur style de l’architecture fasciste.
Situé à vingt minutes de bateau et de vélo de Lugano, donc de la Suisse neutre, l’établissement s’avère un point d’entrée idéal pour les espions de l’OSS (ancêtre de la CIA) pendant la seconde guerre mondiale. Dans les télégrammes envoyés de Berne à Washington, on trouve même son nom de code : « Quail » (« caille »). « Nous projetons d’utiliser Quail pour pénétrer l’Italie », assure-t-on dans l’une de ces missives. Dans les années 1980, le casino connaît son âge d’or. Ses lumières rouges, bleues, roses, violettes éclairent les eaux du lac après la tombée de la nuit.
On peut y jouer jusqu’à 4 heures du matin tous les soirs (5 heures le vendredi), y voir Liza Minnelli en concert ou assisté à un défilé de mode. Parfois, le nom du casino est cité dans la colonne fait divers des journaux, au gré des frasques de la jeunesse dorée, et des crimes et délits de l’aristocratie locale : en 2006, le fils du dernier roi d’Italie, le prince Victor-Emmanuel de Savoie, était arrêté pour « association de malfaiteurs visant à l’exploitation de la prostitution » dans les parages du casino.
« Tous les œufs dans le même panier »
C’est aussi au milieu des années 1980, dans ces années d’abondance, que la municipalité de Campione obtient une autorisation spéciale du ministère de l’intérieur pour créer une entreprise censée gérer la rente des jeux… et couvrir les frais de la commune. Autrement dit : prise de folie des grandeurs, la municipalité fait main basse sur le casino. Près de 90 % de son budget provient alors de cette entreprise pas comme les autres. « Une économie monoculturelle », synthétise Norman Gobbi. « Tous nos œufs étaient dans le même panier », abonde Massimo D’Amico, qui assure s’en être plaint à la mairie.
Le casino embauche alors à tour de bras (plus de 400 employés) et propose des salaires de croupiers trois fois supérieurs à celui d’un ingénieur. La mairie embauche elle aussi plus que de raison – jusqu’à 100 personnes pour une commune qui, à son pic, a compté 4 000 habitants. Négligeant les premiers signes annonciateurs, dès les années 1990, d’un ralentissement à venir dans le secteur (l’ouverture de casinos au Tessin, le début du succès des jeux en ligne…), un mégachantier est lancé : 160 millions de francs suisses de budget pour le nouveau look du casino, signé par l’architecte Mario Botta, dont les travaux ont pris fin en 2007.
Il faudra encore un peu plus d’une décennie pour que l’inévitable crash se produise : en 2018, c’est la faillite. La commune, seule actionnaire de l’entreprise Casino di Campione depuis 2014, a accumulé des dizaines de millions d’euros de dettes. En juillet, le casino ferme, plongeant un quart de la population de Campione dans le chômage. À l’été 2019, un an après la fermeture, d’anciens employés furieux, mais pas dépourvus d’humour, organisent un cortège funéraire : certains défilent avec les slogans « Rendez nous notre dignité ! Rendez-nous notre travail ! » ; d’autres, avec le drapeau suisse, signe de la convergence des luttes à Campione – la Commission européenne venait d’annoncer, quelques mois plus tôt, le calendrier du changement de zone douanière.
Une anomalie fonctionnelle
L’affable commissario straordinario de l’enclave, Giorgio Zanzi, reçoit dans les bureaux bling-bling de la municipalité de Campione, où même les portes de l’ascenseur affichent un style plaqué or. L’arrivée en ville d’un commissario straordinario, qui cumule les pouvoirs du maire et du conseil municipal, est toujours synonyme de crise, qu’il s’agisse d’une commune en faillite, d’une région frappée par une catastrophe naturelle ou, plus récemment encore, par l’épidémie due au coronavirus. « Pour dire la vérité, nous expliquait-il y a quelques semaines, c’était étrange que ce territoire italien puisse se soustraire aux douanes européennes. Mais c’était une anomalie fonctionnelle. Depuis toujours, les Campionesi ont vécu dans cet équilibre entre la Suisse et l’Italie. »
« La situation est tellement compliquée que personne n’a eu le courage de se présenter aux élections municipales. » Giorgio Zanzi, commissario straordinario
Arrivé en octobre 2018, après que le maire de Campione a donné sa démission, Zanzi devait assurer l’intendance jusqu’en mai 2019, date des élections municipales. Sauf que personne ne s’est porté candidat. « La situation est tellement compliquée, tellement difficile que personne n’a eu le courage de se présenter », résume Zanzi. Avant d’ajouter : « Moi, naturellement, j’espère qu’il y aura des candidats aux prochaines élections, comme ça, je laisse la place, même si la situation ne s’est en rien améliorée. »
Entre-temps, le coronavirus a frappé le pays, et les élections municipales, qui concernent cette année 1 000 communes en Italie, ont été reportées en fin d’année, entre le 15 octobre et le 15 décembre. Depuis, la municipalité de Campione, qui n’emploie plus que 15 personnes à temps plein, a fermé, de même que le bureau des douanes, et Zanzi a déserté les lieux.
Une transition peu anticipée
Depuis le 1er janvier 2020, l’Italie devait, donc, prendre en charge les services de la ville. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que la transition n’a pas été pensée en amont et, dans les faits, c’est le Tessin qui continue d’être le fournisseur de l’enclave – les « cousins » sont d’humeur plus arrangeante depuis que Rome leur a remboursé l’année dernière les 5 millions d’euros que leur devait Campione. « Prenons l’exemple du ramassage des déchets, explique Giorgio Zanzi. Aujourd’hui, les déchets produits à Campione sont de fait exportés en Suisse, parce qu’on n’a pas encore trouvé de solution pour faire assurer le service du côté italien. »
Et, s’il peut paraître anecdotique que, trois mois après le changement de zone, la majorité des plaques d’immatriculation des voitures soient toujours suisses, la question de l’accès aux soins, dans le contexte de pandémie due au coronavirus, ne prête pas à sourire. « Imaginez une personne âgée qui aurait besoin d’une bonbonne d’oxygène, reprend Diego Di Tomaso. De Lugano, qui est à dix minutes, ça va vite. Mais, pour venir de Côme, une ambulance met quarante minutes. Et en plus il faut passer la douane deux fois. » Avant d’ajouter, songeur : « Je ne sais même pas si on peut encore être hospitalisés en Suisse. » Le commissario straordinario assure de son côté que des accords bilatéraux permettent aux citoyens de Campione d’être pris en charge dans les hôpitaux suisses, puis de se faire rembourser par l’Italie. Encore une solution simple.
Le président de l’association des acteurs économiques de la ville, Massimo D’Amico, arrive malgré tout à rester optimiste et à voir dans ce qu’il appelle « le désastre » une opportunité pour développer de nouveaux secteurs d’activité à Campione : le tourisme, la culture et pourquoi pas un pôle de fintech ou de blockchain ? L’architecte Diego Di Tomaso espère encore, du bout des lèvres, que Campione pourrait sortir de nouveau de la zone douanière européenne. « Mais de quoi on aurait l’air devant le reste de l’Europe ? », s’interroge-t-il. Avant de conclure : « Au fond, l’histoire de Campione n’est pas très complexe ni même unique : c’est l’histoire de gens qui ont voulu faire les malins et, pour finir, se sont retrouvés coincés. »