«Le Temps» publie une lettre ouverte du conseiller d’Etat tessinois Norman Gobbi:
«Mes chers compatriotes romands, le Tessin mérite la solidarité confédérale».
Mes chers compatriotes romands,
En ces temps marqués par tant d’incertitudes géopolitiques, par le retour de la guerre sur notre continent ainsi que par des flux migratoires d’une ampleur croissante et toujours moins maîtrisés, la devise inscrite sous notre coupole fédérale prend tout son sens: «Unus pro omnibus, omnes pro uno», soit «Un pour tous, tous pour un».
Je vous écris non seulement en tant que Compagnon d’honneur du Guillon, honneur vaudois s’il en est, mais avant tout comme Confédéré et comme membre du gouvernement tessinois.
Comme vous le savez, le Tessin est un des cantons les plus touchés par les conséquences des flux migratoires internationaux. Il l’a été historiquement et l’est encore actuellement. Sans remonter trop loin dans le temps, je pense à la crise des Balkans dans les années 1990 et au fort afflux de migrants vécu en 2015-2016. De par sa situation géographique, comme porte d’entrée sud de la Suisse, le Tessin a l’habitude et une expérience consolidée dans la gestion des urgences migratoires.
Cependant, les conséquences négatives, en termes tant de coûts que de détérioration de la qualité de vie de nos résidents, risquent, avec le temps, de saper l’esprit d’accueil qui a toujours habité les Tessinoises et les Tessinois. Permettez-moi d’illustrer mon propos en rappelant quelques faits et chiffres. Premièrement: depuis au moins un an, plus de 50% des étrangers en situation irrégulière (avec des pointes, pendant plusieurs mois, de plus de 75%) sont entrés en Suisse par la frontière du Mendrisiotto.
Deuxièmement: lorsque la guerre en Ukraine a éclaté en février 2022, le Tessin s’est pleinement engagé auprès des autorités migratoires suisses en accueillant un nombre de réfugiés supérieur à la clé de répartition réelle entre les cantons.
Troisièmement: dans la région du Mendrisiotto toujours, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) dispose de centres d’enregistrement des demandeurs d’asile qui, ces derniers mois – mais ce n’est plus une exception – ont affiché complet. Facteur aggravant, la présence de plus en plus importante de mineurs (plus ou moins) non accompagnés. L’ouverture prochaine du nouveau centre d’accueil de Pasture, situé dans les communes de Balerna et Novazzano, améliorera certes les conditions des migrants, mais ne résoudra pas certaines conséquences négatives de leur présence sur le territoire.
Quatrièmement: aux demandeurs d’asile «traditionnels» issus plutôt du sud ou de l’est du bassin méditerranéen se sont ajoutées, depuis 2 ans, les personnes originaires d’Ukraine et bénéficiant du statut de protection S. Non seulement ce cumul a des conséquences sur les coûts, mais les inquiétudes et les possibles frictions avec la population locale augmentent également.
Face à cette situation objective, le Tessin a toujours assumé pleinement ses responsabilités, en coopérant avec le SEM, tant dans le secteur de l’accueil que sur le front de la sécurité. Mais nous avons également formulé des demandes spécifiques qui n’ont pas toujours été satisfaites.
En particulier, je réclame depuis plus de douze ans l’introduction de mesures disciplinaires pour les récalcitrants. Ce n’est qu’après de trop nombreuses années que la modification de la loi fédérale sur l’asile est maintenant prête. Elle introduira des mesures plus strictes pour ceux qui causent des problèmes dans les centres fédéraux et en dehors de ceux-ci. C’est un exemple de l’absence de stratégie et de planification du gouvernement fédéral en matière de gestion des situations d’urgence. Le canton de Neuchâtel subit le même sort avec le centre fédéral pour requérants d’asile de Boudry. Il peut compter sur notre pleine solidarité et compréhension.
Mais aujourd’hui, il n’est plus seulement question d’ordre public ou de capacités d’accueil. La question devient financière. La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter et le Conseil fédéral, dans le cadre de la maîtrise des coûts, ont inclus le secteur de l’asile parmi les domaines où des économies peuvent être réalisées. C’est une très mauvaise idée. Elle laisse présager une réduction de l’aide versée aux cantons pour leur contribution à la politique fédérale d’asile. Une approche inacceptable!
La récente demande du SEM de répartir le crédit de 57 millions de francs pour la construction de logements provisoires extraordinaires, qui ne sont rien d’autre que les conteneurs déjà rejetés par les Chambres fédérales, a déjà été renvoyée à l’expéditeur par la Conférence des directrices et directeurs des Départements cantonaux de justice et police (CCDJP).
Dans ce sens, je m’efforcerai de faire en sorte qu’au sein de la CCDJP un consensus puisse être trouvé pour maintenir et intensifier la pression légitime des cantons sur le Conseil fédéral et le nouveau chef du Département fédéral de justice et police, Beat Jans. On ne résout pas une situation d’urgence avec des coupes budgétaires.
Comme je l’ai dit, le Tessin est l’un des cantons les plus exposés dans le domaine de l’asile. Il fait preuve de solidarité et bénéficie aussi de la solidarité intercantonale pour répartir le fardeau. La crédibilité de la politique d’asile en Suisse passe aussi par l’unité d’action: appliquer les lois et ne pas abandonner les cantons qui contribuent plus que d’autres à la gestion de la migration. Dans le cas du Tessin, nous devons notamment accepter les conséquences négatives de la présence sur notre territoire d’étrangers en situation irrégulière et de requérants d’asile récalcitrants. Cela a un coût financier, sans parler de questions sécuritaires et d’ordre public.
Mes chers compatriotes romands, le Tessin mérite la solidarité confédérale. Si mon canton est, comme vous le savez, une terre accueillante d’une exceptionnelle beauté, il est aussi «victime» de sa position géographique sur des routes migratoires importantes. Le Tessin a montré sa capacité à se montrer solidaire avec le reste du pays et avec les migrants. Il est aussi reconnaissant au reste du pays pour son soutien. Mais si aux problèmes de capacités d’hébergement et de sécurité viennent s’ajouter des coupes budgétaires, c’est bien cette solidarité confédérale qui sera en danger.
Un saluto confederale!
Immagine: Le Temps
Lettera aperta pubblicata nell’edizione di venerdì 1 marzo 2024 di Le Temps