«La situation au Tessin est critique»

«La situation au Tessin est critique»

Da AGEFI.COM l Norman Gobbi. Le président du gouvernement tessinois estime que son canton doit pouvoir appliquer des mesures extraordinaires au marché de l’emploi. Interview: Grégoire Barbey

Plusieurs partis ont récemment émis des propositions pour améliorer la situation du marché de l’emploi tessinois dans le cadre des élections fédérales du 18 octobre (L’Agefi du 5 août). Le vote massif des Tessinois en faveur de l’initiative sur l’immigration l’an dernier a également envoyé un message très clair au reste de la Suisse quant aux difficultés de la région à faire face à la libre circulation des personnes. L’Agefi a rencontré Norman Gobbi, actuel président du Conseil d’Etat tessinois, afin d’évoquer les raisons qui font que son canton peine à contrôler son marché du travail.

Comment qualifieriez-vous la situation de l’emploi au Tessin?

Pas dramatique mais critique. Si on regarde les chiffres officiels du taux de chômage, c’est vrai que le Tessin n’est pas le canton avec la situation la plus difficile à ce niveau. Mais si l’on compte non seulement les personnes au chômage mais aussi celles à l’aide sociale parce qu’elles n’ont plus droit à l’assurance chômage, ce taux augmente. L’aide sociale est d’ailleurs l’un des problèmes financiers le plus important pour les communes tessinoises. A Lugano, le nombre de bénéficiaires de l’aide sociale est pratiquement le double de la moyenne cantonale. La ville environ 30% à 40% des personnes à l’aide sociale du Tessin, alors qu’elle ne compte qu’environ 20% des résidents du canton.

Quels sont selon vous les principaux problèmes liés à la libre circulation des personnes?

Ces dernières années, le canton du Tessin a été le champion suisse en matière d’introduction des contrats-types de travail. C’est bien la preuve que le malaise et surtout les abus dans le marché du travail sont bien présents. L’introduction d’un contrat type de travail dans un secteur économique n’intervient qu’après de longues inspections et vérifications donnant des données très claires quant aux abus salariaux dans certaines branches. Le Tessin a notamment dû introduire ces contrats types de travail pour les employés de commerce des cabinets d’avocats et les informaticiens. On compte actuellement 14 secteurs économiques au Tessin concernées par des contrats types de travail. La concurrence déloyale est très présente dans la région. Prenons un exemple: un jeune ingénieur qui sort de l’école polytechnique fédérale pourra attendre un salaire d’au moins 5000 à 6000 francs. Le même qui s’est formé à Milan ne pourra guère compter sur plus de 1200 euros en Italie. Et pourtant la formation délivrée à Milan est aussi de qualité. Il s’agit donc bien d’une concurrence déloyale. Les attentes salariales des licenciés universitaires italiens sont moins élevées par rapport à celles des Suisses, de même par rapport aux employés de commerce suisse. C’est à cause de telles situations que nous avons dû introduire autant de contrats types de travail.

Pensez-vous que le Conseil fédéral doit faire le nécessaire pour préserver la libre circulation des personnes ou au contraire doit-il la dénoncer?

Le peuple tessinois a toujours voté contre les bilatérales et leur extension. Avec le 9 février 2014, ce signal était clairement contre la libre circulation comme nous la connaissons aujourd’hui.

Mais quelle est la position du Conseil d’Etat tessinois sur la question?

La mienne est bien claire contre la libre circulation, mais la majorité du Conseil d’Etat veut bien maintenir la voie bilatérale. Nous avons toutefois fait une proposition durant la procédure de consultation sur le projet d’application de l’initiative du 9 février – et nous étions unanimes: il faudrait prévoir une clause de sauvegarde pour protéger le marché du travail contre la concurrence déloyale dans un régime de libre circulation des personnes. Cette clause de sauvegarde devrait pouvoir s’appliquer au niveau régional, étant donné que nous n’avons pas un marché du travail national, mais des réalités régionales fort diverses. L’Union européenne connait des clauses de transition et des clauses de sauvegarde: ce sont des mécanismes qui permettent de tenir compte du fait que des grandes différences économiques subsistent en dépit du marché unique.

Le Conseil d’Etat est-il en mesure de régler le problème seul ou a-t-il besoin d’un soutien des autorités fédérales?

C’est bien clair, nous avons besoin de bases légales et ce sont surtout des bases légales fédérales. Nous avons également demandé davantage d’attention de la Confédération à l’égard du Tessin parce que notre situation est particulière. Cela impliquerait des instruments spécifiques pour faire face au contexte unique du Tessin en Suisse: c’est la seule région du pays qui s’imbrique directement dans une grande métropole européenne. Avec plus de 60.000 travailleurs frontaliers italiens, si l’on considère que le Tessin est une grande entreprise, alors c’est l’employeur privé le plus important d’Italie! Cela donne quand même la dimension du problème qui se pose à notre marché du travail: un travailleur sur quatre est frontalier et un travailleur sur deux est étranger.

Pourquoi la pression sur les prix, selon vous, est beaucoup plus forte dans votre canton qu’ailleurs?

J’oserai affirmer que nulle part ailleurs en Europe nous avons des différences économiques sur la frontière aussi grandes comme le long de la frontière italo-suisse: un repas à Lugano coute deux à trois fois ce qu’il couterait à Como ou à Varese.

Les montants des sanctions infligées aux entreprises pratiquant le dumping salarial sont plutôt faibles. Le gouvernement ne devrait-il pas proposer de changer cela?

C’est mieux de mettre en place des mesures préventives que des mesures répressives. Il faudrait par exemple introduire une voie préférentielle pour les employés locaux. Et surtout des mesures de protection du marché du travail comme la systématisation des contrats types de travail (une requête que nous avons faite il y a des années à la Confédération). Il faut du temps pour contrôler les entreprises. En plus de cela, certains travailleurs italiens sont très malins. Ils produisent des feuilles de salaire en prétendant qu’ils travaillent à 50% pour 2500 francs alors qu’en vérité ils sont engagés à plein temps. On a aussi vu des cas où des frontaliers déclaraient des salaires de 6000 francs. Mais ils n’avaient été payés qu’une fois en trois mois. Soit 2000 francs par mois. Les Italiens ne sont pas des Européens comme les autres: ils appliquent de façon beaucoup plus souple les règlements de l’Union européenne.

Vous aviez proposé il y a quelques mois de fermer les frontières. Cela règlerait le problème, d’après vous?

Non. Ma proposition était surtout liée à la question de la migration de pays extra-européens. Fermer la frontière permettrait surtout de contrôler les flux migratoires. La moitié des gens qui entrent en Suisse pour présenter une demande d’asile passent par Chiasso. La pression est donc aussi forte dans ce domaine. Heureusement que le système suisse fonctionne bien: la prise en charge est directe et les migrants sont bien répartis entre les cantons.

Les Tessinois ont semble-t-il souvent l’impression d’être ignorés par le Conseil fédéral. Votre proposition visant justement à fermer les frontières n’avait-elle pas pour objectif de sous-entendre que votre canton pourrait prendre son indépendance par rapport à la Confédération?

Non. Je l’ai dit pendant la visite du Conseil fédéral au Tessin en juillet. Les Tessinois ont toujours dit qu’ils sont libres et Suisses. Il y a chez nous un puissant amour de la liberté et une grande loyauté à l’égard de la Suisse. Mais c’est vrai que cela fait plus de 15 ans que le Tessin n’a plus de conseiller fédéral. Dans une situation aussi sensible que la nôtre, le fait que le canton le plus loin – du point de vue culturel et économique – ne soit pas représenté au gouvernement constitue de plus en plus un problème.

Vous espérez avoir un conseiller fédéral tessinois après les élections fédérales de cet automne?

Il faudra voir si la conseillère fédérale Widmer-Schlumpf sera réélue au Conseil fédéral. Cela dépendra du résultat des élections. Et ce seront de toute manière les partis représentés à l’Assemblée fédérale qui prendront cette décision.

A ce stade, qu’est-ce que le Conseil d’Etat envisage pour améliorer la situation du marché de l’emploi?

Nous agissons notamment à travers l’activité de contrôle. Le Département des institutions – dont j’ai la charge – a mis sur pied un projet pour créer une police du travail. Ce qui signifie intensifier la collaboration entre tous les services cantonaux pour augmenter la pression contre le travail au noir et les abus salariaux. Sans oublier une campagne de sensibilisation à l’égard des employeurs.

Ce sont les frontaliers le cœur du problème ou l’absence de mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes, selon vous?

Les deux. Jusqu’à la fin des années 1990, les problèmes du Tessin étaient limités. Les frontaliers étaient habituellement engagés dans des secteurs comme l’hôtellerie, la restauration, les structures hospitalières et de la santé ainsi que la construction et l’industrie à faible valeur ajoutée. Aujourd’hui, le Tessin compte de nombreux frontaliers dans les banques, dans les assurances et dans les cabinets d’avocats. En effet, le nombre de frontaliers travaillant au Tessin a doublé depuis l’introduction de la libre circulation des personnes. C’est donc bien une situation de concurrence avec les travailleurs locaux: une évolution qui a sensibilisé les Tessinois à cette situation.

Comment voyez-vous l’évolution du marché du travail tessinois ces prochains mois?

Je dis toujours que si l’Italie va bien, le Tessin va mieux. Malheureusement l’économie italienne ne donne pas de grands signes de reprise. Si l’on pense qu’environ 200.000 jeunes italiens sont partis ces cinq dernières années à Londres pour y travailler, c’est bien un signal que l’Italie – comme dans les années 1950 et 1960 – est un pays exportateur d’employés. La situation problématique du canton Tessin va donc demeurer la même tant qu’il n’y aura pas eu de mesures concrètes de la part de la Confédération.

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